Isabelle Arvers, Genève, 15 mars 2006
Parce que ma démarche de commissaire d’exposition est basée sur l’idée de rencontre, je relaterai ici les petites histoires de mes différentes rencontres avec le mouvement artistique Neen, lancé par Miltos Manetas à la Gagosian Galery de New York en 2001. Cinq années de rencontres sur le réseau ou dans différentes villes du globe, pour capter quelques bribes de cet art « du moment ».
Rencontre n°1
Dimanche matin, 8 heures, décembre 2001, un jour blanc se lève sur Paris … Mes yeux tombent soudain sur une phrase et ce matin grisonnant se transforme alors en un énorme éclat de rire: « Si Jésus devait revenir aujourd’hui, il faudrait qu’il revienne en POKEMON géant ». Je viens de rencontrer la prose de Monsieur Manetas sur Internet et il s’agit d’une rencontre de première importance. De cet éclat de rire naît l’envie de faire « quelque chose » ensemble. Nous organisons une performance en réseau entre New York, Osaka et Paris, durant la première édition de Villette Numérique en 2002. Nous allons discuter d’art et de philosophie, comme au temps de Socrate, sous forme d’avatars à l’intérieur du monde Neen construit par Andreas Angelidakis dans l’univers en 3D Active worlds.
Rencontre n°2
Pour répondre à la question primordiale, qu’est-ce que Neen et qui se cache derrière l’Electronic Orphanage débute alors une série d’interviews. Celle de Miltos d’abord qui explique comment il a créé l’Electronic Orphanage. Un lieu à Los Angeles, destiné à offrir à de jeunes artistes ou designers, un espace pour « ne rien faire ». Plus tard, Miltos confie qu’il a dépensé dans l’electronic orphanage, tout l’argent qu’il avait gagné avec ses tableaux. Autour de lui, entre autres, l’artiste japonaise Mai Ueda, l’architecte grec Andreas Angelidakis et le Web designer Angelo Plessas. En juin 2000, Miltos Manetas demande à la société Lexicon (une « naming company » à qui l’on doit entre autres le nom de Xerox ) de lui trouver un nom pour un nouveau mouvement artistique. Une des données de départ est que le nom doit s’apparenter au mot écran en anglais : screen.
Lorsque Lexicon trouve le nom Neen, Mai Ueda s’exclame aussitôt : I am a neenstar ! Le nom sera officiellement annoncé à la Gagosian Galery à New York par une voix d’ordinateur. Neen est né, il s’agit de l’art de l’instant, du moment, c’est une attitude autant qu’une forme artistique. « Les sites Internet sont l’art de notre temps » proclame le manifeste Neen. Ainsi, au fil du temps, et de leur inspiration, les neenstars produisent des sites qui sont des animations flash, interactives ou pas, qui sont l’expression de pensées neen du moment.
Une des œuvres emblématiques Neen est ainsi créée après un shopping d’Angelo Plessas et de Mai Ueda, inspiré par un tissus.
Le rêve des neenstars, créer des .com qui seront ensuite achetés comme des œuvres d’art par des collectionneurs.
C’est ainsi que de minuit à quatre du matin le 29 septembre 2002, à l’intérieur de la salle de jeux, et accompagnée d’Andreas Angelidakis, Angelo Plessas et Rafael Rozental, commence cette tentative d’inventer une nouvelle forme d’exposition : une exposition d’œuvres flash exposée à l’intérieur du monde 3D temps réel activeworlds, devant une audience de rave party.
Rencontre n°3
Lors du concours de création en ligne lancé pour Villette Numérique, je reçois un mail de Nikola Tosic, un autre neenstar, mais je ne le sais pas encore. Il organise un événement qui s’appelle Meet in a nice restaurant à Istanbul en novembre 2002. Il me propose de venir le rejoindre par avion en Serbie pour ensuite l’accompagner en voiture pour un trajet de 20 heures, traversant la Serbie, la Macédoine et la Turquie.
Voilà comment je rencontre la version serbe de Neen. Vingt heures dans une voiture puissante, avec un conducteur qui se plaît à dire qu’il conduit comme dans un jeu vidéo à 180 à l’heure sur des routes pleines de trous. Après plusieurs arrestations musclées tout au long de la route et avoir été délestés de pas mal d’euros, nous arrivons à Istanbul où j’apprends que je dois dormir dans un squat d’étudiants. Après le premier mouvement de réticence, c’est ainsi que j’ai la chance de rentrer directement en contact avec des étudiants en arts graphiques et en multimédia. Ce qui me permet de découvrir le multimédia « à la Turque ».
Meet in a nice restaurant est un événement éphémère, Nikola Tosic lance son invitation dans le monde entier, chacun est invité à se rendre dans un pays par ses propres moyens, dans le but de rencontrer d’autres personnes elles aussi venues de loin, dans un restaurant. Personne n’est là pour montrer son travail. Tout le monde est là pour se rencontrer. Communauté éphémère enrichie à chaque fois par ceux qui accueillent dans chaque pays.
Aller manger dans un restaurant en haut d’un immeuble, parfumé aux fumées de cheminées. Faire la connaissance, sur ce même toit de Natalie Bookchin, de passage en Turquie pour une exposition de son œuvre Metapet. Rencontrer Jackie Stevens, politologue américaine, donnant des cours de Sciences Politiques en Turquie, collaboratrice de Natalie Bookchin sur leur projet de jeu en réseau Agoraxchange. Après avoir exposé dans la salle de jeux de la Villette, sa satire du jeu Pong, réinterprétant le texte de Borges The Intruder, c’est la première fois que je rencontre réellement Natalie Bookchin.
Deux repas sont prévus, nous sommes une trentaine, autant de gens venus des quatre coins de la planète que de turcs. Trois jours d’une richesse incomparable. Nikola Tosic étant l’artiste le plus remarquable de ce séjour par son attitude. Dans mon incompréhension de son caractère, naît ma compréhension de ce qu’est Neen : une façon d’être qui ne s’empreinte pas avec les anciens modes de pensée, qui part de zéro, pour créer de l’instant, de l’humour. Galvanisant pour la pensée, sa rencontre ne laisse pas indifférent.
Il est en train d’écrire un livre : Nakitumi Mayashi. En serbe, cela signifie « f… u ! » Il y décrit combien il est difficile pour un enfant de nouveau riche, de trouver des occupations. Son style, acide, acerbe, cinglant et provoquant n’est qu’un aperçu du personnage. 24 ans à l’époque, ayant déjà travaillé en Italie pour le site de e-commerce de Benetton. Un personnage. Le neen serbe, acerbe, cynique, et totalement politiquement incorrect, un vrai rafraîchissement de la pensée en concentré
Rencontre n° 4
Présentation de Neen et du travail de certains des neenstars au Centre Pompidou en décembre 2003. Je vais enfin pouvoir rencontrer en chair et en os Miltos, puisque nous l’invitons à Paris dans le cadre des Cinémas de demain. La rencontre « réelle » ne fait que confirmer une complicité d’esprit, suite aux deux années de travail en commun. Miltos me propose de devenir Neen, mais dans une tradition libertaire familiale, je me refuse à rentrer dans un « cercle » même si j’en apprécie les contours ! Nous inventerons même en commun un terme pour désigner mon travail de commissaire d’exposition mâtiné d’organisation d’événements: « neen engine »
Rencontre n°5
Après avoir organisé un autre Meet in a nice restaurant à Milan, Nikola Tosic, qui est déjà venu quelques fois à Paris, avec qui je me suis brouillée puis réconciliée, organise un nouveau Meet in a nice restaurant à Belgrade en 2004. Dans sa ville, avec une sélection de restaurants excellente.
Miltos Manetas arrive d’Italie, Steven Schoklne, le yoga master des neenstars est sur le départ, mais est venu de Los Angeles, un autre neenstar Rafael Rozental vient d’Amsterdam, un groupe de berlinois et d’autrichiens arrivent, très sympathiques. Une artiste israélienne fait le déplacement d’Israël, à l’étonnement de tous. Lors des repas nous accueillent des artistes, designers, Web développeurs, venus de Belgrade ou de Novi sad. Les novisad boys sont des informaticiens de haut niveau. Ils apportent une grande joie de vivre et une vraie énergie au premier repas. Nikola Tosic, notre hôte semble avoir pris un peu de bouteille et nous reçoit avec beaucoup de générosité et de classe. Une amie vidéaste nous rejoint de Paris, Claude Chuzel est automatiquement déclarée Neen par Nikola Tosic, une autre vraie rencontre vient d’avoir lieu !
Le concept de l’anti-party, c’est l’after show neen après le repas. Une pièce vide, une lumière crue, pas de musique, une pièce juste remplie d’entertainers… Un grand moment de rigolade. Ma plus belle exposition, un autre grand moment. Il s’agit là d’une private joke après une soirée au Black Panther, un bar gipsy sur pilotis, au bord du Danube. Départ pour le Hayat. « There is a cow inside » ou comment les forces d’inerties coupent les postives vibes de neen. Sport Neen où comment Nikola Tosic met une quinzaine de personnes au sport dans les bois de Serbie: swim bike run. Run Bike Swim. Depuis, on court toujours et dans le monde entier…
Rencontre n° 6
Lancement du mouvement Neen à Londres, juin 2005. Je pars en bus de Paris, arrive à 6 heures du matin chez un artiste que je ne connais pas et me rendors avant d’assister au neen day à la galerie Sketch de Londres, une exposition montée par Alexandre Pollazzon. Je découvre cette superbe galerie, ses toilettes ultra-blanches en formes d’œufs de clones mutants, et son espace cubique, rempli d’écrans. Toute la journée, les différentes animations neen vont tourner, je découvre de nouveaux travaux, le nombre des neenstars a augmenté et pourtant cette sensation d’éphémirité, de fraîcheur persiste. N’est pas neen qui veut, un fan venu de Los Angeles vient présenter son travail. Regards entendus, ce travail n’est pas neen, c’est du « wannabe » neen…
Viennent ensuite un concert de micromusic, un peu Telic au goût de Miltos, mais dont l’originalité est d’être conçu à partir de zx spectrums. Puis vient la performance de Mai Ueda, splendide de séduction et de fragilité. C’est le concert des noms de domaines dot com. Mai Ueda scande tous les dot com qu’elle ou les neenstars ont inventées et qui fait office de livre de poésie du dot com. Retour en avion, arrivée à Genève.
Actuellement, le monde Neen – l’architecture pour bots – d’Andreas Angelidakis prend forme pour une exposition Superneen à Milan. De virtuel, Neen world s’expose à présent dans l’espace réel et dans la plupart des foires internationales d’art contemporain. Après la Loop Video Art Fair de Barcelone en novembre 2005, la Diva Art Fair, qui vient de fermer ses portes, a – en toute exclusivité (!) – présenté Neen à New York.
Les jolis noms transformés en animations et en dot com semblent avoir de l’avenir…
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